*
Le
sol était sec et l’herbe chaude sous les pas du coureur. Les pieds protégés
dans leurs chausses faites de peau de lièvre se frayaient facilement un passage
au milieu des brins jaunis par l’été bien avancé. Les poils caressant les
fibres et les coussinets de peau martelant le sol n’émettaient presque pas de
bruit, assurant la discrétion du chasseur.
Le
jeune garçon savait où il allait. Étant sorti de la grande forêt depuis une
heure, il arpentait un espace moins boisé. Une ancienne cité abandonnée depuis
longtemps. L’endroit était un lieu de chasse privilégié, bon nombre de petits
animaux venant s’y réfugier, y établissant leurs nids, pensant sûrement être à
l’abri des grands prédateurs des sous-bois.
Non
loin se trouvait un espace plus dégagé, tout proche de marais où vivait une
grande colonie de lapins. Un met de choix que le jeune homme et sa famille
appréciaient tout particulièrement pour sa chair ferme et délicate dégageant se
parfum si agréable au nez une fois cuit au feu de bois. Quoi de mieux que
quelques lapins embrochés sur le feu crépitants et fumants. La salive lui emplit
la bouche rien qu’à la pensée de ce festin qu’il ferait bientôt.
Il
était parti depuis la veille, ayant parcouru la forêt à petites foulées, il ne
s’était arrêté que peu de fois, non pas moins pour prendre une pause que pour
se repérer en fonction des balises qu’il avait laissé sur certains arbres. Des
croix de couleur qu’il avait réalisé sur les troncs à intervalle régulier à
l’aide de pigments que son professeur lui avait donné. Depuis qu’il avait eu
quatorze ans, ses parents l’avaient autorisé à partir chasser seul. Il avait
donc eu le temps d’apprendre avec son père Làid, surnommé le fort, avant cela
toutes les techniques nécessaires afin d’avoir le plus de chance de prendre une
proie, mais également de se repérer dans l’espace.
Aujourd’hui,
à seize ans, il était devenu l’un des meilleurs chasseurs de Pleine Forêt, le
village où il vivait, et même les anciens le respectaient pour cela. C’était
d’ailleurs eux qui lui avaient révélé l’existence de ce lieu il y avait un an
de cela. Depuis, il y venait à chaque sortie de chasse.
Très
vite, le jeune chasseur arriva à hauteur d’une berge. Le large cours d’eau qui
se frayait un chemin à cet endroit n’avait en cette période de l’année qu’à
peine plus de courant qu’un lac gigantesque serpentant au travers de ravines
peu profondes. Le fleuve asséché par le climat hardant avait laissé apparaitre
les berges mêlant terre et pierres.
Droit
sur ses jambes, surplombant les eaux, le chasseur observa les alentours. Armé
de son arc qui pendait autour de son torse nu, et de ses flèches reposant dans
le carquois sur son dos. Razhor fit un tour d’horizon du regard. Il portait sur
les jambes, un pantalon de cuir provenant de la peau d’un bison que son père avait
chassé il y a quelques années, avec un renforcement fait en ostéodermes
d’Ampelosaurus au niveau des genoux. Sa mère Zuhra avait confectionné ce
vêtement et lui avait offert pour son dernier anniversaire. Quant à ses armes, c’était
son grand-père Mahron qui les lui avait données en présent le jour où il était
parti chasser seul pour la première fois. Les flèches avaient été taillées dans
du bois de cèdre et leur empennage avait été réalisé grâce à des plumes
d’aigles royaux. Les pointes de métal provenaient, elles, de chez le forgeron
du village, l’effilage était parfait et travaillé de main de maître par cet
homme, Tallum, qui tenait comme héritage le travail des métaux par son père qui
le tenait lui-même de son père et ainsi de suite d’aussi loin que l’on pouvait
remonter dans leur histoire.
Tallum
était un nom rare, Razhor ne connaissait cette dénomination que chez cet homme.
L’individu rustre, au visage barbu et bourru lui avait un jour parlé de
l’origine de ce prénom hors du commun. Il s’agissait en fait tout simplement de
la contraction de metallum, un mot provenant d’une ancienne langue que l’on étudiait
plus depuis deux cents ans et qui ne se parlait même plus depuis plus d’un
millénaire. Metallum signifiait forcément métal, et quand on voyait le
personnage qu’il était, on se disait facilement que ce mot lui convenait tout à
fait.
Un
sourire s’afficha sur le visage du garçon alors que maintenant il se rappelait
les origines de son propre prénom. Sa mère les lui avait racontées une nuit
alors qu’il n’avait que cinq ans. Le feu brûlait dans l’âtre de la cheminée,
c’était l’hiver et le vent glacial soufflait au-dehors de la maison de bois.
Alors qu’il était un peu fiévreux et qu’il venait d’avaler la potion préparée
par la guérisseuse, le visage doux aux grands yeux marrons emplis d’amour de sa
mère s’était penché vers lui et elle avait décidé de le détendre en lui
racontant des anecdotes sur sa petite enfance. Elle en était naturellement
venue à lui demander s’il savait d’où provenait son prénom. Évidemment, il
avait fait non de la tête et après avoir esquissé un large sourire, sa mère lui
avait alors raconté qu’au moment de sa naissance, ni elle, ni son père
n’avaient réussi à se mettre d’accord sur un prénom, qu’à l’époque, ils étaient
en route pour rejoindre ce village et que la priorité n’avait pas été
immédiatement dirigée sur le choix du prénom du bébé. Durant des mois, ils ne
l’avaient appelé que par de petits surnoms, jusqu’à ce que vers l’âge de neuf
mois, ses babillages ne commencent à se transformer en mots, et l’un des
premiers d’entre eux avait été une tentative du mot « dinosaure »,
qui avait donné « rasaure » dans sa bouche enfantine. Depuis ce jour,
les deux parents avaient décidé de prénommer leur fils Razhor, un nom à priori
unique.
Autour
de lui, tout n’était que hauts murs de pierre taillée perdant peu à peu des
morceaux jonchant le sol en tas de gros cailloux, avec leurs balcons
métalliques se balançant pour certains dans le vide et vitres brisées, mêlés à
une végétation dense faite d’arbres anciens, de plantes herbacées et de fleurs
en tout genre. Au bord des eaux, les graminées se balançaient au gré du petit
vent qui soufflait, tandis que des nénuphars avaient envahis les rives du cours
fuyant vers l’océan loin à l’ouest. Ce qui avait été autrefois des routes
n’étaient plus que des tracés quasiment informes défoncés par les racines des
arbres deux fois centenaires qui par endroit étendaient leurs houppiers jusqu’à
presque en cacher le ciel.
Razhor
avait déjà eu l’occasion de parcourir l’ancienne cité et il avait réussi à
déterminer que celle-ci devait s’étendre sur plusieurs dizaines de kilomètres
et qu’elle se trouvait dans une cuvette. Plus loin, au nord-ouest, on pouvait
admirer, du haut de collines, la quasi entièreté de sa superficie et de loin en
loin de nombreux bâtiments de verre et de béton dépassaient encore les
frondaisons des arbres qui avaient engendré une sorte de forêt nouvelle après
la grande débâcle d’il y a deux siècles. Le jeune homme en avait beaucoup
entendu parler, surtout à l’école où cette période de l’histoire était étudiée.
Depuis
ce moment, les hommes de plusieurs régions du monde n’avaient eu de cesse de se
réunir afin de créer le royaume gigantesque dans lequel il vivait, le Rike
Rodinia, le royaume de la terre mère. Ainsi, les peuples du vieux continent où
Razhor avait grandi avaient tous conclu un accord entre eux, ainsi qu’avec les
populations qui vivaient sur le grand territoire du sud, les terres très à
l’Est et les contrées de l’autre côté de l’océan qui bordait les côtes de
l’Ouest. Un accord qui spécifiait l’union de tous autour de la même bannière et
des mêmes lois, abandonnant ainsi la plupart des usages qui avaient fini par
détériorer la vie sauvage un peu partout sur la planète. De ce fait, plusieurs
jours étaient consacrés au cour d’une année aux souvenirs liés aux grands
évènements qui s’étaient égrainés depuis la grande catastrophe deux cents ans
plus tôt, notamment le jour des travailleurs qui tombait juste avant l’hiver et
honorait le jour où différents corps de métier avaient décidé de participer
dans un même effort à la construction ou reconstruction des villages après
l’abandon progressive des grandes villes rendues pratiquement désertes après la
grande pandémie, ou le jour de la grande libération qui marque le rappel du
lancement de grandes navettes dans l’espace afin de se débarrasser des déchets
radioactifs qui risquaient d’empoisonner les ressources naturelles qui, lui,
tombait en plein cœur de l’été. Ces différents jours étaient là pour rappeler
combien il était important de réunir les Hommes autour des mêmes causes, des
causes nobles et qu’il était important de circonscrire toute forme de haine.
Bien
sûr, certains peuples avaient décidé de signer partiellement les accords,
concordant ainsi avec le désir de non pollution et de non-agression, mais ne souhaitaient
pas entrer dans le grand royaume en construction. Les gens des terres glacées
au nord s’y étaient refusés, ainsi que les peuplades du désert juste avant le
vieil empire de l’Est. De nombreux territoires restaient même dans une sorte
d’inconnue, alimentant des mythes et légendes dont la plupart semblaient
fondés.
Razhor
se souvint alors qu’un jour, il avait tenu dans ses mains d’enfant ce que sa
professeure de l’époque avait appelé une photo. Une image du réel apposée sur
un papier étrange, au grain lisse et reflétant la lumière comme il n’en avait
jamais vu jusque-là. Sur cette photographie était présenté un instant de vie au
milieu de cette grande cité dans laquelle il venait de s’arrêter de courir. Il
avait pu pour la première fois voir ce qu’avait été réellement le mode de vie
des gens de l’époque, leurs accoutrements étranges, les véhicules qui les
transportaient, les longues rues quasiment dénuées de toute végétation, les
hautes bâtisses surplombant des routes et des trottoirs bitumés. L’angoisse lui
était monté un instant en observant cette image, il ne se serait jamais imaginé
pouvoir vivre dans cette immense ville, et un sentiment d’oppression et de
perte l’avait envahi avant que sa professeure ne reprenne l’objet pour elle et
qu’elle ne parle de la vie d’avant la catastrophe. Il n’avait que six ans à ce
moment, mais encore maintenant, rien que la pensée de cet instant lui procurait
une sensation étrange dans l’échine, comme une gêne lui donnant de petits
vertiges. Il avait besoin de sa liberté et certainement pas de la vie agitée
des habitants de la cité perdue.
Les
lieux raisonnaient du grincement des arbres et du chant des oiseaux qui se
mêlaient de concert aux craquements et différents bruits de chute provenant des
structures que le temps et les éléments affaiblissaient depuis si longtemps. La
pluie avait fini par ronger les peintures et crépis et s’infiltrer au travers
les interstices, en créant surement de nouveaux, grattant la pierre et
rouillant les métaux et par l’action répétée de la chaleur et du froid, tout
finissait par éclater et s’effondrer.
De
longs crissements plaintifs répercutaient leurs gémissements sur les troncs et
les murs écartelés et fissurés gagnés par les lierres et autres plantes
grimpantes. Les bruits semblaient lointains. De là où il se trouvait, Razhor ne
pouvait voir d’où cela provenait, mais quelque part, il s’en doutait. Il était
encore tôt et le jeune homme estimait qu’il pouvait encore aller faire un tour
avant d’aller chasser le lapin. Ces animaux évitaient de sortir sous la grosse
chaleur, il irait donc se mettre en chasse lorsque le soleil serait bien
descendu dans le ciel.
Sa
longue tignasse blonde flottant dans la légère bise chaude de l’après-midi,
Razhor entreprit alors la descente du mur de terre et de pierres défoncés qui
se trouvait sous ses pieds, sautant de roche en roche, traces restantes de
l’ancienne muraille qui gardaient les berges en dur à l’abri des caprices du
fleuve dans les temps anciens. Quelques matériaux en métal rouillé émergeaient
encore de la terre par endroit, visible là où les plantes n’avaient pas encore
pris place. A quelques mètres de lui, au bas du dénivelé était accroché à un
piquet de bois une petite embarcation. Une pirogue creusée dans un seul tronc
de chêne qui attendait là, la proue pointant vers l’Ouest et se balançant
tranquillement sur les eaux calmes. C’était la sienne, il l’avait patiemment
fabriquée durant un hiver alors qu’il avait treize ans, en prévision de ses
futurs projets d’aventure. Il s’était dit qu’un jour, il naviguerait sur le
fleuve à la seule force de ses bras et qu’il rejoindrait l’océan. Un jour,
lorsque ses parents le laisseront partir, il ira voir toute cette eau salée
dont on lui avait parlé et qu’il avait vu sur des images ou des dessins.
Parait-il qu’on n’y voyait pas l’autre bout, et ça, ça le faisait rêver. Déjà,
il s’entrainait régulièrement à la pêche, c’était certes moins facile que la
chasse, là où il excellait, mais il ne se débrouillait pas si mal finalement.
Une
fois installé dans son petit navire de bois, le jeune homme se munit de sa
longue pagaie qui était posée sur le fond et la disposa sur les deux bords. Il
détacha la corde qui retenait la poupe au piquet, puis il laissa le bateau
s’éloigner paisiblement de la rive où poussaient des roseaux et d’autres
grandes herbes, écartant de gros nénuphars verts sur son passage. Razhor se mit
ensuite à pagayer afin de traverser le fleuve dans sa largeur, affrontant ainsi
de ses deux bras et de ses muscles abdominaux le petit courant estivale qui entrainait
les eaux vers le lointain.
Sur
sa droite, une grande île partageait le fleuve en deux et au travers des arbres
et des plantes variées, on y voyait encore les anciennes habitations de quatre
ou cinq étages dont les revêtements étaient tombés en décrépitude, lorsqu’ils
n’avaient tout simplement pas fini par disparaître, laissant à nu les roches
taillées composants des bâtisses longeant les rives, ainsi que le pont de
pierre qui traversait sa pointe, joignant ainsi ce bout de terre aux deux
autres rivages. Certaines maisons semblaient sur le point de s’effondrer tant
elles s’affaissaient vers l’avant. D’autres avaient déjà dû s’écrouler par le
passé, laissant la place libre à toute la nature qui s’était installée là.
Un haut édifice de pierre, surmonté de deux
tours carrées et largement ouvertes aux vents sur toutes leurs parties la plus
haute, dominait pesamment ce paysage perdu et redevenu sauvage. De longues
arches semblaient soutenir toute la structure sur ses versants nord et sud,
bien que certaines semblaient s’être écroulées depuis bien longtemps, alors que
d’autres étaient gagnées par les lianes, quand un arbre ne les cachait pas déjà.
De hauts toits surmontés de flèches faisant face aux deux tours, semblaient
indiquer l’emplacement d’un autre imposant édifice.
A
gauche, un pont aux pieds de pierre soutenant une structure en métal rouillé et
parsemée d’herbes et de petits arbrisseaux traversait le fleuve de part en
part. Razhor évitait d’emprunter ces ouvrages abandonnés et non entretenus de
peur que l’un d’eux ne finisse par s’écrouler sous son poids. De loin en loin,
l’ancienne cité s’étendait à perte de vue dans un mélange chaotique
d’architecture écaillées ou démolies et de végétation s’épanouissant et
occupant toutes les places vacantes, poussant même à la disparition des espaces
autrefois construits. Quelques hauts monuments transperçaient encore, malgré
les effets dévastateurs du temps, la canopée encore jeune, semblant ainsi
garder un œil sur l’ancien monde qui retournait peu à peu à la poussière.
Au
milieu du fleuve, Razhor repéra le lieu où il voulait se rendre. Une haute tour
solitaire un peu plus au nord, proche du fleuve, surmontée de quatre statues
qui trônaient à chaque angle, la plus haute d’entre elle étant exposée sud-ouest.
Sans peine, le jeune homme blond traversa le fleuve, écoutant le clapotis du
courant faiblard sur la coque de bois, le chant des oiseaux qui vivaient dans
les houppiers ou survolaient les lieux, parfois très haut, taches noires sur
fond bleu brûlé par le soleil.
Alors
qu’il s’approchait du bord caillouteux et planté de roseaux, une énorme
libellule lui passa juste sous les yeux. Le jeune homme eu un léger mouvement
de recul avant qu’une créature ailée plus grosse encore ne lui passe devant à
son tour. Tournant la tête afin de suivre son vol, Razhor pu la voir distinctement
rattraper l’insecte dans sa fine gueule étroite et dentée. Le petit ptérosaure
entreprit alors un demi-tour dans les airs, frôlant presque l’eau avec sa
longue queue disposant en son extrémité d’un genre de gouvernail s’élargissant
en une forme cylindrique sur le bout, avant de repasser au-dessus de la tête du
garçon toujours assis dans son canot. La partie ventrale du corps entier de
l’animal était blanchâtre alors que tout le dos était noir. Seule le bout de sa
queue se retrouvait annelé, alors que sa tête arborait des sortes de dessins au
niveau des yeux et des narines. Razhor put ainsi le reconnaitre.
Bergamodactylus, un petit genre de ptérosaure ne dépassant pas les
cinquante-cinq centimètres d’envergure.
Regardant
par intermittence le volatile voleter agilement au-dessus des eaux mortes du
fleuve attrapant au passage plusieurs autres insectes d’un coup de bec rapide,
Razhor atteignit rapidement la berge. Tirant son embarcation sur le sol,
repoussant les longues tiges drues qui lui barrait la route. Après s’en être
sorti, il continua d’observer le ptérosaure qui poussait de petits cris
rauques. En regardant cette magnifique petite créature volant au beau milieu de
la ville détruite, le jeune homme se dit que tout de même que les Hommes de
l’ancien temps avaient réussi à créer des choses merveilleuses malgré tout ce
qu’on en disait.
Se
détournant du cours d’eau, Razhor entreprit l’ascension de la bute agrémentée
d’affleurements minéraux et d’enchevêtrements racinaires qui le mènerait sur la
partie nord de l’ancienne ville. Levant les yeux au ciel, le souffle puissant
et les muscles bandés à chaque effort, il vit au-dessus de lui la couverture
verte des feuilles qui se déployaient en tous sens et se frottaient les unes
aux autres au gré du léger vent, assombrissant peu à peu l’atmosphère. A mesure
qu’il grimpait, les énormes troncs noueux des chênes se dressaient devant lui,
le surplombant de toute leur masse, intimant comme une sensation de respect de
la part du jeune homme, se trouvant soudain petit et fragile au-devant de ses
géants aux corps quatre fois plus large que lui. Se dressant à son tour face
aux écorces écailleuses, le garçon marqua un arrêt et les observa sur toute
leur hauteur, son regard se perdant dans les larges houppiers qui s’entrecroisaient,
les branches semblant se serrer les unes aux autres dans une sorte de
lancinante et lente étreinte entre de longs doigts ligneux parcouru de belles
feuilles lobées et bien vertes. Laissant finalement derrière lui ses
embrassades végétatives, Razhor se mit en route, trottinant sur le mucus
meuble, bientôt forestier, qui recouvrait le sol.
Il
se retrouva vite, après avoir quitté la berge, dans une ancienne rue bordée de
hautes bâtisses gagnées par la végétation. Là aussi, les vitres des fenêtres
n’avaient pas tenu le passage du temps et certains murs étaient même éventrés.
L’édifice sur sa gauche, dont les pans étaient à présent presque dissimulés par
un bosquet d’arbres, mêlant charmes et bouleaux et plusieurs autres plantes
herbeuses, semblait avoir été un lieu impressionnant en son temps. Razhor se
souvint avoir arpenté toute la partie externe de l’endroit qui possédait une
grande cour en son sein. Les colonnes qui autrefois décoraient et soutenaient
certaines parties du long bâtiment de pierre étaient à présent, comme tout le
reste, en proie à la grande végétalisation qui, incessamment, s’enchainaient
aux moindres interstices, poussaient sur le moindre bout de terre libre, jusque
sur les toits vides.
Arrivant
à un embranchement, il prit à droite dans une nouvelle voie large, mais bien
plus longue que la précédente. Il savait que la tour solitaire était au bout de
cette axe. C’est en prenant le virage qu’il entendit à nouveau le long
sifflement éraillé qui traversait l’ancienne cité tout le long des journées qui
s’écoulaient depuis deux cents ans. Le jeune homme continuait à courir sur la
terre, prenant garde à ne pas se prendre les pieds dans les épaisses racines
qui traversaient le site de part en part, appuyé par la présence des monstres
d’écorces qui bordaient à présent toutes les rues. Partout où il regardait,
toutes les voies adjacentes n’étaient que vieilles bâtisses sans âme et arbres
gigantesques se dressant afin de prendre leur place. Tout autour de lui les anciennes
colonnades s’écroulaient et les vieilles arches se creusaient et à de nombreux
endroits, des trous bordés de vieux parapets tombant et pris par la rouille
creusés dans le sol aux abords des constructions semblaient vouloir le mener
vers les nuits éternelles des sous-sols d’où s’échappaient à certains moments
des sortes de hurlements glauques et effrayant crées par le vent. Comme des
appels à sombrer dans l’inconnu.
Après
plusieurs minutes d’une course qui l’avait à peine essoufflée, il la vit enfin,
cette tour toute de pierres taillées, haute de cinquante-quatre mètres,
parcouru de vieux vitraux éclatés, de bas-reliefs et de statues et entourée
d’une végétation exubérante. Tout en haut, il put apercevoir la sculpture de
forme humaine qui semblait regarder vers le lointain. Razhor se dirigea vers la
construction érigée droit vers le ciel à petites foulées, ne prêtant guère
d’attention à l’ancestrale barrière de métal qui n’était plus que morceaux
éparses et rouillés envahis par les ronces. Montant les quelques marches qui le
séparaient du perron, il se retrouva vite sous l’une des arches qui soutenaient
toute la structure. La statue d’un homme debout trônait en plein milieu, gagnée
par les plantes grimpantes.
Razhor
rejoignit rapidement l’escalier étroit et hélicoïdal qui grimpait jusqu’au
toit. Cette fois, il ne se permit pas de courir, préférant s’assurer que chaque
marche était encore assez solide pour accueillir ses pas, écoutant également le
moindre bruit suspect prévenant d’un possible effondrement. Finalement arrivé
tout en haut, il poussa une porte métallique laissée entrouverte qui céda
difficilement dans un long grincement plaintif qui semblait résonner de toute
part dans la tour creuse.
L’adolescent
entama finalement la traversée du toit dallé de pierres grisâtres et mouchetées
de lichens et de petites pousses s’évertuant à s’approvisionner en chaleur afin
de grandir entre les jointures. Razhor se dirigea vers la statue humaine, non
sans prêter un regard aux trois autres qui marquaient chaque angle. Un aigle,
un taureau et un lion. Arrivé à son objectif, il s’appuya sur l’homme de pierre
afin de passer par-dessus le parapet et de s’y assoir.
Razhor
observa alors de ce point de vue, une grande partie de la ville. Il voyait tous
les toits gagnés par la végétation et bientôt les houppiers des arbres qui ne
cessaient de pousser. Le soleil baignait de tous ses rayons la cité qui
s’écroulait petit à petit, laissant s’évanouir le passé glorieux de l’ancien
monde. Le jeune homme devinait également le fleuve qui coupait la ville en
deux. Soudain, le long sifflement aiguë et mélancolique donna à nouveau de son
chant inharmonieux.
Un
très haut édifice de métal, immense flèche de fer dentelé, était plantée sur
l’autre rive. D’une hauteur vertigineuse, elle laissait entendre sa complainte,
signe de fatigue et d’effondrement prochain. Le vent, la pluie, le froid et le
chaud auraient bientôt raison de ce monstre colossale se dressant sur ses
quatre pieds de géant. Razhor savait que bientôt cette autre tour ne serait
plus. Cette immense structure conçue par l’ancienne civilisation était pourtant
l’une des choses qu’il aimait le plus à regarder lorsqu’il venait ici, se
reposer sur ce parapet de pierre, à côté de cette vieille statue s’élevant
aussi fièrement face à la tour de fer, devant la perdition implacable du monde
qui les avait vu naitre.
Razhor
décida d’observer encore un peu ce mélange de destruction et de vie, vie qui
tel un poumon gigantesque, marquait de ses entrelacs l’espoir de la nature de
propager un nouveau souffle, une abondance d’êtres de toutes sortes, mêlant
leurs cris et leurs chants au sein de la ville forêt qui se déployait sur
plusieurs dizaines de kilomètres, jusqu’à d’autres tours dont le verre qui les
composait autrefois avait presque totalement disparu.
Le
soleil entamant sa descente spatiale annonça le départ en chasse.
Fin.
*
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